Piano
Tales
La littérature pour piano serait-elle la synthèse de l’histoire de la musique elle-même ? Rares sont les programmes à mieux illustrer cette idée que celui proposé par Théo Degardin. Une histoire de l’instrument se dessine ici et, par-là, s’illustre une synthèse large et protéiforme de la musique européenne des derniers siècles.
Beethoven insuffle au piano ses premiers élans vers l’instrument moderne tel que nous connaissons aujourd’hui. Il faut, proclame Beethoven, que le son du piano se distingue de celui de la harpe ! La somme des 32 sonates porte trace des affranchissements successifs, tant sur le plan de l’écriture que sur celui de la facture que cette écriture implique. Les échanges de Beethoven avec les facteurs de piano sont motivés par les progrès de la lutherie qui touchent, au XIXe siècle, toutes les familles d’instruments. Beethoven veut trouver l’équivalent matériel à ses expériences formelles et acoustiques. La Sonate op. 101 poursuit la voie de l’unification des mouvements, souterraine déjà dans quelques-unes des suites de Bach ou symphonies de Mozart. La Sonate ouvre à la pensée musicale du XIXe siècle par son incise première, surgissement d’une phrase dont le déploiement semble déjà amorcé, déjà dit ailleurs et pour autrui.
Chopin partage avec Beethoven la volonté d’accorder son écriture instrumentale au déploiement de ses idées. L’imagination de Chopin se loge certainement dans l’économie des ressources acoustiques du piano. Quelques années après la mort de Beethoven, il initie une écriture que rien ne laissait vraiment prévoir, ni les meilleures pages de John Field, ni les cahiers de virtuosité qui s’échangent au prix de rivalités qui hissent le piano comme scène de luttes et de dépassements. Comme Beethoven, Chopin investit le futur et le passé, l’acquis et le surgissement, la mémoire et l’instinct. Là est la tension sur laquelle surgit la radicale modernité de son langage. Le dernier Beethoven recourt à la fugue, à l’invention à deux voix, au thème et variation. Le premier Chopin déploie les espaces harmoniques définis par Bach, encerclés par les limites instrumentales de la première moitié du XVIIIe siècle.
La première étude de l’opus 10 et la dernière de l’opus 25, chorals magnifiés, ouvrent à des espaces acoustiques inouïs. Nous voudrions imaginer la réaction de Beethoven face à une telle musique. L’avait-il préparée ? Beethoven constitue un modèle pour Chopin dans cette décentralisation radicale des registres et dans la permanence du chant à l’intérieur de cet éclatement. Fils de Bach et du bel canto, Chopin pose les bases de l’écriture pianistique pour le XXe siècle, jusqu’à Debussy et Scriabine. Réagissant à une conception cantabile du piano, Bartók, Prokofiev et Stravinsky veulent confondre le piano dans la famille des percussions, des instruments indéterminées et des sonorités complexes. Tambour de basque ou Gong ? Tam-Tam ou gamelan ? Le piano devra à présent réfléchir ses registres dans les sonorités des musiques venues de contrées vierges et lointaines. Petrouchka, dans la transcription qu’en réalise Stravinsky à l’invitation d’Arthur Rubinstein, est emblématique de la modernité du début du XXe siècle. L’œuvre chante mais intègre le chant dans une sonorité percussive globale. La transcription désacralise le pouvoir de l’écriture. Liszt, Busoni, Stravinsky ou Godowsky transcrivent pour détailler les sonorités instrumentales subordonnées à une conception classique de la résonance. Ils incarnent cette dialectique entre la volonté de l’écriture et le geste furtif de l’improvisation. Ils nous disent la part constamment orale et improvisée de tous phénomènes d’inscriptions par l’encre et le papier. Pour demain, l’histoire de la musique pour piano pourra continuer de s’écrire dans cette tension positive du permanent et de l’instantanée.